Quelle éducation émancipatrice tout au long de la vie ? Agnès Rousseaux, Vice Présidente des MRJC

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« Quelle éducation émancipatrice tout au long de la vie ? » renvoie pour moi à deux questions :

1 – « Qui va naître ? » Quel être humain voulons-nous voir émerger ? Quelle est la finalité, au fond, des processus éducatifs que nous voulons mettre en oeuvre ?

2 – Dans notre monde en mutation, quelles démarches éducatives sont nécessaires pour permettre l’émancipation des personnes et la transformation des sociétés ? De quelle éducation avons-nous besoin ?

1 – Qui va naître ? Quel être humain doit émerger ?

Nous vivons une période de mutation planétaire, dans laquelle s’opère un changement de civilisation…Changement structurel dans les rapports sociaux, déplacements des lieux de pouvoir, transformations du rapport au temps et à l’espace, tout contribue à façonner une société différente. Trois grandes relations essentielles à l’équilibre de l’Homme sont aujourd’hui en mutation, voire en crise : relation au monde et à notre environnement, relation à l’autre, rapport à soi.

L’enjeu aujourd’hui est de pouvoir répondre à ces déséquilibres, pour que chaque être humain soit capable de construire un autre rapport à soi, un autre rapport à l’autre et un autre rapport au monde. Toute démarche éducative doit prendre en compte ces mutations, pour mettre fin à la fabrique de « l’homme bancal », être humain fragilisé dans ces relations qui fondent pourtant son identité, son autonomie et le sens qu’il peut donner à sa vie.

1 – Un autre rapport au monde et à l’environnement

Notre rapport au monde a beaucoup évolué depuis quelques décennies. De plus en plus d’êtres humains vivent dans un environnement construit par l’Homme, où la nature est minoritaire, reléguée à une fonction décorative ou utilitaire. L’activité humaine a créé de nouveaux facteurs de risque écologique… dérèglements climatiques, atteintes à la biodiversité, surexploitation des ressources naturelles, privatisation du vivant, raréfaction de l’eau…

Sur la plupart de ces problèmes, nous n’en sommes qu’aux prises de conscience, là où il faudrait déjà passer à l’action pour répondre à ces fragilités et menaces. Nous sommes face à un tournant historique, à une époque où nous devrons remettre en question de manière radicale nos modes de vie, de consommation, de production et d’échange. Alors que l’urgence des changements ne fait plus aucun doute, les logiques à court terme prédominent toujours et nous laissons la situation se dégrader… Aurons-nous aujourd’hui le courage de prendre les décisions qui s’imposent, avant qu’il ne soit trop tard ?

Comment pouvons-nous transmettre un autre rapport au monde que celui qui prévaut aujourd’hui ? Comment permettre à chacun de se situer dans le monde, de ne pas percevoir son environnement seulement comme une ressource ou une contrainte mais comme un lieu d’appartenance, un territoire de vie et de projets ?

Comment permettre les prises de conscience nécessaires ? Quelles démarches éducatives susciteront des changements de comportements individuels et collectifs, un passage à l’action ?

2 – Un autre rapport à l’autre.

Nous sommes passés en quelques années d’une économie de marché à une société de marché, où l’argent est devenu le médiateur de tous les rapports sociaux. Ce fondamentalisme de marché s’attaque au vivre-ensemble, déstructure les relations sociales et entraîne la destruction des solidarités collectives, en remettant en cause par exemple les systèmes de répartition sociale. Tout espace semble devoir être soumis aux lois de l’offre et de la demande, les espaces protégés du marché, comme l’éducation, la santé, les services publics, rétrécissent sans cesse.

La vie en commun semble reposer de moins en moins sur un projet collectif, mobilisateur, et s’envisage surtout sur le mode défensif. La garantie du pouvoir d’achat semble être devenue la demande principale de citoyens dans nos sociétés. Il s’agit de garantir à chacun la possibilité de consommer selon ses désirs, et des désirs chaque jour accrus.

La réussite sociale, érigée en finalité de l’Homme, renvoie à la performance, à la capacité d’adaptation, et fait peser sur les épaules des individus des responsabilités démesurées. Chacun doit trouver sa place au sein de groupes sociaux où la compétition est la règle…Pourquoi faut-il forcément des perdants, pour que d’autres puissent se sentir exister ?

Quelle éducation (formelle et non-formelle) permettra réellement l’apprentissage de la coopération, à tous les âges de la vie ?

Comment transmettre le goût de la construction collective, la volonté et la capacité pour chacun d’être acteur, avec d’autres, du devenir du monde qui l’entoure ? Comment permettre l’émergence d’une pluralité de lieux de médiation, de corps intermédiaires, qui dialoguent entre eux, se répondent, se confrontent, pour « construire le champ de nos désaccords » ? Comment ces lieux de médiation peuvent être structurants pour les personnes, comment peuvent-ils assumer un rôle éducatif ?

3 – Un autre rapport à soi

Ces dernières décennies ont été marquées par une émancipation individuelle et collective sans précédent. Progrès social immense, mais situation difficile aussi pour l‘individu. Alors qu’auparavant chacun grandissait au sein d’univers de sens, de systèmes de référence relativement clos, chacun est sommé aujourd’hui de se construire lui-même, de construire sa propre vision du monde, alors que de plus en plus l’initiation au monde est assurée par la marchandise, et que la tyrannie des marques, les valeurs de la société marchande tendent à s’imposer comme unique code culturel. Parallèlement, les médias contribuent à rendre le monde inintelligible, nous inondant d‘informations de moindre importance qui noient les véritables enjeux, nous racontant le monde de manière uniforme et biaisée, et contribuant à « engranger l’insignifiant dans la mémoire des résignés « .

Certains se trouvent complètement désemparés, coincés entre insécurité identitaire et impuissance à agir, incapables de trouver du sens à leur vie et au monde qui les entoure, incapables d’assumer cette nouvelle autonomie. Ces évolutions de l’accès au sens favorisent des comportements suivistes, mimétiques, transformant des individus en quête d’identité en moutons de panurge, d’autant plus que nous sommes dans une société qui cherche à discipliner les corps et les esprits, qui permet le défoulement mais pas souvent l’épanouissement. Nos désirs, nos besoins évoluent, sans que nous en soyons pleinement conscients, et leur satisfaction s’enlise souvent dans les mirages de la consommation.

Comment permettre l’acquisition de l’autonomie ? C’est-à-dire la capacité à construire du sens, à structurer son propre rapport au monde, sa propre vision du monde, à faire le tri dans le flot continu des informations qui s’offrent à chacun, à ne pas devenir esclave de ces désirs de consommation. Quels processus éducatifs peuvent aujourd’hui permettre l’acquisition de cette autonomie ?

Nous sommes aussi dans une société qui produit de l’occupation. Notre cerveau est disponible pour ce qu’y déversent les médias, mais souvent indisponible à nous-mêmes. Comme si nous avions peur du vide et du silence qui nous laissent seuls avec nous-mêmes et nos angoisses… Nous avons pourtant besoin d’espaces où chacun peut se poser et avancer dans ses questionnements, nous avons besoin de temps où nous ne sommes pas happés par le travail, les loisirs,… Comme le soulignait Gilles Deleuze, « le problème n’est plus de faire que les gens s’expriment, mais de leur ménager des vacuoles de solitude et de silence à partir desquelles ils auraient enfin quelque chose à dire ».

Quels sont les lieux aujourd’hui dans nos sociétés où on peut apprendre à construire un rapport à soi ? Des lieux où chacun peut construire sa propre individualité, sa personnalité, une conscience de soi préalable à toute conscience collective, à toute vie en société, sans laquelle l’adhésion au groupe est dangereuse, car le collectif n’est alors qu’une agglomération d’individus, « une masse et non une multitude » à la merci de toutes les influences.

L’évolution du travail pose aussi des questions sur la perception que nous avons de nous-mêmes et de notre place dans la société. En 1850 en France, la durée de travail représentait 70 % du temps éveillé, sur l’ensemble de la vie, alors qu’elle représente aujourd’hui 14 % du temps éveillé. Pourtant la reconnaissance sociale repose encore sur le travail, on en reste à mesurer l’utilité sociale de chacun à l’aune de la « valeur travail »… Alors que la mondialisation se traduit de plus en plus par une mise en concurrence des travailleurs du monde, que le chômage fait partie du paysage, que certains accumulent les heures supplémentaires tandis que d’autres sont exclus du travail, comment aider chacun à trouver du sens dans son travail et dans son parcours, même chaotique ? Dans une « société de travailleurs sans travail », comment accepter cette survalorisation du travail, complètement déstructurante pour les personnes ? Alors que l’école renvoie sans cesse à la pression de l’insertion sur le marché du travail, comment chacun peut construire une identité sociale qui ne se résume pas à son travail ?

Ces changements récents témoignent d’attentes émergentes, d’espoirs nouveaux, d’une plus grande autonomie de pensée et d’action… mais ils portent également en germe des risques majeurs, face auxquels nous pouvons être inquiets : alors que demain des choix collectifs cruciaux seront à faire, quel être humain laisserons-nous à l’avenir ?

Comment l’école, les lieux d’éducation non-formelle peuvent-ils répondre aujourd’hui à cet enjeu ? Comment peuvent-ils être des lieux de construction d’être humains capables de façonner un rapport équilibré à eux-mêmes, aux autres et au monde ? Des êtres autonomes, capables de trouver du sens dans leur existence et dans le monde qui les entoure, capables de se construire eux-mêmes, par la relation aux autres.

Comment aider à structurer ce qu’Hannah Arendt définit comme l’articulation entre identité (ce qui vient de notre éducation, nos origines…ce qu’on ne choisit pas mais qui nous façonne) et singularité (ce que nous inventons en agissant avec d’autres, en nous libérant de nos appartenances d’origine). Quels sont les lieux pour accompagner cet être humain qui n’a jamais fini de naître… ?

2 – De quelle éducation avons-nous besoin ?

« Si tu viens pour m’aider

Tu perds ton temps,

Mais si tu viens parce que tu penses que ta libération est liée à la mienne

Alors travaillons ensemble ».

Lisa Watson

Dans ce monde complexe, où les représentations collectives se sont peu à peu effacés, nous ne savons pas toujours sur quoi prendre appui pour fonder notre vision et notre action. Pourtant dans le demi-siècle à venir, nous aurons à subir ou à porter des changements essentiels, à gérer la transition vers d’autres modalités « d’être au monde », d‘autres façons d‘être avec les autres et avec soi-même.

Dans ce processus, l’éducation doit jouer un rôle central, car elle rendra possible la transition vers ces nouvelles modalités d’existence, et elle permettra aussi de faire émerger les acteurs qui conduiront ces changements. Nous avons dès aujourd’hui besoin d’une éducation qui nous permette de répondre aux défis du monde présent et de préparer les générations futures aux enjeux des temps à venir.

1 – Nous avons besoin d’une éducation qui permette de penser le monde et les mutations à l’œuvre.

Nous ne sommes pas tant aujourd’hui dans la perte de sens, que dans l’impensé, dans l’émergence du « nouveau », que nous avons du mal à appréhender. Nous avons besoin de « briques », de concepts neufs, pour renouveler nos analyses, sortir des cadres de pensée existants et construire une pensée réellement émancipatrice. Il s’agit, comme l’a écrit Michel Foucault à propos de la philosophie, « d’entreprendre de savoir comment et jusqu’où il serait possible de penser autrement ».

Les démarches éducatives doivent permettre à chacun de s’outiller pour pouvoir penser le monde, pour structurer ses propres grilles de lecture. Sans apporter de réponses toutes faites, elles doivent aider chacun à trouver les bonnes questions à poser à ce monde, elle doivent apprendre à se détacher du « prêt-à-penser ». Elles doivent faciliter l’acquisition d’outils intellectuels permettant de penser la complexité des problèmes et des situations, autorisant à penser autrement, car comme le disait Mark Twain, « si votre seul outil est un marteau, tous vos problèmes ressembleront à des clous ».

Nous avons besoin de démarches éducatives qui permettent de se réapproprier le langage, un langage dépouillé des formules « prêtes à l’emploi » et des slogans, un langage qui nous permette vraiment de construire du sens, d’appréhender le monde avec justesse, de construire une analyse partagée, de façonner d’autres possibles.

Nous avons besoin d’une éducation qui permettre de penser le monde mais qui nous rende également capables de regard critique sur nous-mêmes, sur notre vision du monde, sur nos certitudes, sur ce qui nous conditionne, sur les rapports de force, de domination, d’exclusion dont nous sommes parties prenantes. Une éducation qui permette une « subversion cognitive », conversion de la vision du monde, préalable à toute subversion politique. Une éducation qui soit aussi « in-ducation », qui nous invite à explorer le monde, mais aussi nous-mêmes, qui nous invite à penser les changements du monde tout en nous rendant capables de changer nous-mêmes de posture par rapport au monde.

2 – Nous avons besoin d’une éducation qui transmette un désir de changement et la nécessité de l’utopie.

Nous avons perdu les grandes narrations du futur, les grands récits qui façonnaient un monde commun et traçaient les contours d‘un monde en projet. Nous nous sommes enfermés dans un « présent autarcique ». Nous manquons d’un récit collectif, ou du moins de brèches dans le récit qui s’impose à nous, cette histoire d‘un monde dans lequel le libéralisme serait l‘horizon indépassable. Nous avons besoin d’utopie, au sens que lui donne Paul Ricoeur, « récit d’un autre monde qui autorise les individus à ne pas se soumettre à l’aliénation du monde présent ».

Pour que chacun puisse contribuer à élaborer ce récit d’un autre monde possible, nous avons besoin de corps intermédiaires qui assument leur rôle politique, des associations qui ne soient pas seulement « sous-traitants de l’impuissance publique », mais lieux de rencontres, d’ébullition, de production de sens, de construction d’un monde commun et d‘une parole collective. Des lieux où chacun peut apprendre à prendre la parole, à structurer sa pensée, à formuler un idéal, à se confronter à d’autres, à construire des conflits, à élaborer une proposition collective. Des lieux de réflexion et d’action, structurants pour les personnes et qui rendent possible l’émergence de projets communs. Il est également nécessaire d’apprendre à « trouver le bon lieu du combat », à remonter à la source. Les problèmes qui se posent à nos sociétés ne sont bien souvent que des symptômes. Il s’agit en premier lieu de cerner ce qui les conditionne. C‘est une nécessité pour que nous puissions « penser le changement » et non pas seulement « changer le pansement », apporter des réponses politiques et pas seulement techniques aux problèmes qui se posent. Nous avons besoin de démarches éducatives qui suscitent un désir de changement, en rendant lucide sur les situations d’oppression, de domination, d’exclusion, mais aussi en montrant des possibles. Nous avons besoin de démarches éducatives qui nous mettent en marche et qui nous aident à cerner sur quoi agir.

3 – Nous avons besoin d’une éducation qui forme à l’action.

Nous avons besoin de démarches d’apprentissage et de réflexion critique favorisant des prises de conscience individuelles et collectives, pour que des citoyens puissent se prendre en main, et mènent collectivement des actions qui amènent des changements sociaux, économiques, culturels et politiques. C’est tout l’enjeu aujourd’hui de l’éducation populaire, qui invite chacun à poser des actions de transformation sociale et à se donner les moyens de sa propre libération.

Agir avec d’autres nécessite un apprentissage du travail collectif, d’une certaine éthique du débat, qui permet d’éviter les procès d’intention, les malentendus, tout ce qui freine l’action et la rend difficile. Il y a souvent dans le débat et dans l‘action collective, la peur de ne pas sortir indemne de la confrontation avec l’autre, de mettre en péril son système de sens, la vision du monde que l’on s’est construit. Il y a la tentation de viser à la persuasion, à l’efficacité, de se baser sur du ressenti, de ne pas remettre en question ses propres façons de fonctionner. Nous avons besoin de démarches éducatives qui non seulement invite à l’action, mais la rende possible, en permettant à chacun d’acquérir la capacité d’agir avec d’autres.

Nous avons aussi besoin de démarches éducatives qui permettent l’apprentissage des limites de l‘action. L’action, surtout quand elle a une ambition politique, doit se penser dans la durée. L’apprentissage de la durée est essentiel, notamment pour des générations habituées au zapping. Apprendre la frustration de l’échec, la frustration des « longs accomplissements », la frustration des limites, la finitude de l’action humaine et le tâtonnement est indispensable. Cela nous invite à élaborer des possibles pour un futur que nous ne connaîtrons pas et pour des « anonymes » que nous ne rencontrerons pas, à contribuer à quelque chose qui nous dépasse. Nous avons besoin de démarches éducatives qui nous apprennent à la fois l’ambition des changements à mettre en oeuvre et l’humilité nécessaire dans l’action. Toute éducation est un combat. Toute démarche éducative est un affrontement, car elle vise une transformation de notre rapport au monde, aux autres, à nous-mêmes. Et cette transformation ne se fait pas sans résistance. C’est un processus de deuil… Deuil de nos anciennes perceptions, conceptions, certitudes, de ce qui fondait notre regard sur le monde, de ce qui était constitutif de notre être. Et c’est un processus de construction, par lequel, assemblant des « briques », des embryons de sens, créant des connexions nouvelles, nous structurons un nouveau rapport au monde et traçons les contours d’une nouvelle façon d’être au monde.

L’éducation émancipatrice, ce sont ces démarches qui ne nous laissent pas tout à fait indemnes… et qui créent aussi en nous un désir de changement. Dans notre société de désordre établi où tout nous pousse à nous fondre dans la masse, l’éducation émancipatrice est sans doute celle qui nous fait entrer en minorité, entrer en dissidence.

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